La sélection de Donc Acte !

Donc Acte ! ne suit pas l'actualité cinéma à la loupe. Donc Acte !, qui s'est intitulé Le cinéphobe pendant une courte période, n'a pas pour passe-temps de visionner des pelloches de cinoche. Donc Acte ! ne va pas souvent voir une œuvre en salles. L'envie est rare. Le plaisir est d'autant plus intense lorsque je suis satisfait par une rencontre du 7ème art. Certains films m'inspirent des réflexions ; c'est ce que je souhaite partager. Je ne propose pas de thèses et il m'arrive de gâcher les histoires en racontant la fin. Vu que je ne mets pas ce qui a été fait de l'invention des frères Lumière sur un piédestal et que je suis des fois moqueur, Donc Acte ! peut ne pas plaire.

dimanche 21 août 2011

Vertigo : la distance affective et le vertige

Vendredi 19 Août 2011
Soir


Analyse d'une séquence de Vertigo, Alfred Hitchcock, 1958, USA


La distance affective et le vertige


Sueurs froides (Vertigo) d'Alfred Hitchcock est un film loué pour beaucoup de ses instants de qualité : la filature du double personnage interprété par Kim Novak (Madeleine Ester et Judy Barton) est l'une des séquences les plus fameuses du cinéma, son suicide sous le pont Golden Gate constitue une réussite au niveau du découpage, et la séquence de rêve est un grand moment d'intensité.

Or la scène de discussion entre John "Scottie" Ferguson interprété par James Stewart et Midges incarnée par Barbara Bel Geddes n'a que peu de résonance dans l'histoire du cinéma. Cette simple scène d'exposition est pourtant l'étude du caractère masculin de Ferguson, le personnage principal du récit, et de sa relation particulière aux femmes. Ce comportement est déterminant vis-à-vis de la suite des événements filmiques puisqu'il les justifie et les conditionne. L'histoire d'amour avortée entre Midges et Ferguson laisse la possibilité de dériver pour le personnage de James Stewart. Il s'agit en réalité de l'une des plus importantes scènes d'exposition pour l'un des films les plus importants de l'histoire du cinéma.

Cette séquence succède à la séquence d'ouverture de Vertigo dans laquelle Ferguson voit tomber un policier en uniforme du haut d'un immeuble. Ce dernier avait pour intention de secourir son collègue (Ferguson) accroché à une gouttière. Cette ouverture est conclue par un fondu au noir. Une ellipse s'opère dans le récit. Le spectateur reste ignorant du sort de Ferguson toujours en situation de danger à la fin de la séquence introductrice.


Pour résoudre ce problème, et probablement pour éviter un poncif, Hitchcock trouve un savant moyen de raconter ce qu'un fondu a éludé. Durant cette scène, Ferguson manipule une canne. Lors de l'ouverture de cette scène, il la tient en équilibre sur sa main comme lui était pendu au bout d'une gouttière. Dès lors qu'elle tombe, il la rattrape non sans mal, vociférant de douleur relative à son état physique. Son sauvetage n'a pas du être de tout repos.


La canne est un instrument de narration détournée. Sur la durée de la scène, elle révèle davantage de choses que ne l'indiquent ses mouvements propres. L'utilisation d'un objet, relatif à son état de blessé, est révélateur de la psychologie de Ferguson. D'une part, il est handicapé dans ses mouvements et dépendant d'autrui (ceci se traduit dans cette scène et dans la suite du récit). D'autre part, il en use comme d'un jouet. Il se gratte avec et fait des cabrioles. Dès lors, son comportement enfantin et inconséquent est révélé au spectateur.


Ferguson utilise la canne pour mimer tous les sujets qu'il veut éviter d'affronter par la parole lors de moments de dérision ponctuels (le crayon qui tombe du bureau, ...). En outre, lorsqu'il tente d'aborder le thème de la sexualité avec Midges (personnage féminin), il pointe du bout de la canne un soutien-gorge qui repose sur une armature métallique mais ne le touche même pas avec l'objet. Cela dénote une certaine appréhension vis-à-vis de la nudité féminine et un certain goût pour la distance envers l'autre sexe. La canne est un facteur de diminution de la masculinité de Ferguson.


Dans cette séquence, nous assistons à l'affrontement qui s'opère entre Ferguson et Midges. Anciens fiancés, ils entretiennent une amitié trouble et ambigüe. Le protagoniste féminin est représenté dans un cadre suchargé dont la tonalité de couleur dominante est le rose et le rose chair. Elle est attablée face à ses planches à dessins qui figurent des esquisses de publicité pour dessous de femmes. Gaines, bas, collants et soutiens-gorge sont les attributs qui l'entourent et assurent sa position féminine. Or Ferguson porte un gaine, identifiée à un apparat féminin, pour son prompt rétablissement. Ferguson est mis à mal dans sa position d'homme viril.


La virilité de l'homme dominant la femme jusque dans les ruptures sentimentales et les décisions de couple est également altérée. Leur conversation porte à révéler l'origine de leur relation. On apprend qu'ils furent fiancés à l'université et que Midges est celle qui a brisé cet engagement. Le pouvoir de décision masculin est ainsi remis en cause.

L'utilisation des couleurs joue également sur le thème de la déconstruction de l'image du héros et de l'homme fort censé être incarné par les personnages masculins principaux des films américains. En opposition à la tonalité rose chair (rose étant la couleur propre aux petites filles) environnant le personnage féminin, Ferguson, ancien policier (figure typique du héros outre-atlantique) est lui englobé par une tonalité de couleur bleue (propre aux enfants de sexe masculin). Ce procédé permet d'amoindrir et d'infantiliser Ferguson dans ses postures d'homme viril, notamment la position langoureuse de dieu grec qu'il adopte lorsqu'il s'allonge sur le canapé de l'appartement. Hitchcock représente un héros masculin américain se fortifiant avec exagération à la manière d'un enfant.


La table de dessin, comme les couleurs, sépare les deux personnages dès le début de la scène. Le fait que le personnage féminin soit au travail sur cette table indique de façon évidente que l'on se trouve dans son appartement. Les multiples champs/contre-champs avec amorces (objets entourant l'espace de la table) indiquent une distance nette et franche entre Ferguson et Midges. Si leur relation n'a pas évolué depuis leur rupture, c'est que l'un comme l'autre ont un goût prononcé pour la distance qui, selon Nietzsche, est propre à conserver l'amour intact et au même niveau élevé d'intensité que souhaité*. Les plans en plongée sur Midges au moment où Ferguson l'interroge sur leur intérêt l'un pour l'autre sont démonstratifs de cette relation ambigüe basée sur la distance et l'attente.



La représentation du personnage féminin dans cette scène s'oppose à l'idéal féminin représenté par le personnage de Kim Novak. Alors que Midges est entouré d'attributs évoquant la nudité et la sexualité (exempte du plaisir de la découverte ; une sexualité connue et rationalisée), Madeleine / Judy est dans une des scènes de la séquence de la filature représentée face à un parterre de fleurs en tout genre. Une vision fantasmée et idéalisée s'oppose à une vision rationalisée de la femme dans Vertigo. Cette seconde version de la femme, ajoutée à la distance, l'appréhension et l'attente qui caractérisent la relation de Midges et Ferguson, conduit l'ancien policier en état d'incapacité à l'illusoire idéal qu'est la vision de Madeleine / Judy.

Seule l'affliction qu'est l'acrophobie (ce qui cause le vertige de Ferguson) est un élément qui rapproche physiquement Ferguson de Midges. La distance est à mettre en relation avec la hauteur. Le premier essai de Ferguson concernant la conjuration d son mal est au niveau de l'échelle de plan considérée comme une babiole. Le plan d'ensemble étouffe toute impression de spectaculaire ou d'émotion relatif à un tel événement. Seule l'intervention de Midges apporte un intérêt à l'effort de Ferguson. En haussant le niveau de difficulté de l'effort (de gravir un tabouret à gravir un escabeau), elle permet une intensification du découpage et un recadrage nettement plus serré dans les échelles de plan. Les stores indiquent et suivent la progression de Ferguson vers le haut de l'escabeau lorsque celui-ci veut prouver l'incongruité de son mal. Les cadrages et l'expression de Midges intiment la conviction qu'un drame va survenir. Ferguson parle en des mots dérisoires de sa guérison. Il ne croit pas en son mal.


L'éloignement de Ferguson vers les hauteurs retranscrit la peur de l'éloignement et de la séparation. La distance imprimée par la hauteur souligne donc la distance affective existant entre les deux personnages. Le vertige est un moyen d'arriver à ce constat ; l'éloignement entre deux personnes de sexes opposés s'aimant instigue les relations les plus fortes ; il leur révèle l'intensité de leur attachement, et surtout, le besoin vertigineux d'une distance nécessaire à l'entretien de cette intensité qui fonde leur amour platonique. Ainsi le spectateur comprend que leur couple n'est pas un couple d'amoureux habituel, que leur relation est d'un autre ordre, qu'il existe donc de la place en chacun d'eux pour un véritable amour (comprenant l'aspect charnel) ; il y a de la place pour une autre personne.


Lorsque Ferguson tombe de l'escabeau, il atterrit dans les bras de Midges retrouvant ainsi le confort de leur affection mutuelle. Midges berce doucement dans ses bras Ferguson figurant une entente entre un homme/enfant/malade et une femme/mère/infirmière, révélant la nature des liens qui les lient.



*Le Gai Savoir, 1882, livre deuxième, 60

3 commentaires:

  1. Dommage que les photogrammes soit anamorphosés. C'est une séquence magistrale.

    RépondreSupprimer
  2. Je ne suis malheureusement pas très doué en technique informatique :'(

    RépondreSupprimer
  3. Non mais je dis ça pour chipoter, c'est niquel, t'inquiète !

    RépondreSupprimer